“Celui qui parle en premier perd”, dit-on quand il s’agit de négocier un prix, ou une affaire.
À la guerre, on dit de celui qui agit en premier qu’il “dévoile son jeu”, exposant à la fois ses forces et ses faiblesses, laissant de fait son adversaire libre de contre-attaquer là où ça fait mal.
Dans l’Art d’avoir toujours raison, guide de combat rhétorique pour ceux qui veulent gagner les débats qu’ils soient sur la vérité ou non, Schopenhauer dit : “On peut en toute objectivité avoir raison, et pourtant aux yeux des spectateurs, et parfois pour soi-même, avoir tort. En effet, si un adversaire réfute une preuve, et par là donne l’impression de réfuter une assertion, il peut pourtant exister d’autres preuves.”
En somme, la meilleure façon d’avoir raison, c’est de laisser l’autre parler, puis de lui donner tort.
Il semble y avoir unanimité sur la supériorité tactique d’être celui qui répond plutôt que d’être celui à qui l’on répond.
Mais qu’en est-il lorsqu’il ne s’agit pas d’avoir raison, ni de gagner, mais d’appeler à la Vérité et de la manifester au grand jour ?
Pourquoi le Prophète Musa – paix sur lui – a-t-il dit “Jetez plutôt” aux sorciers, au lieu de jeter lui-même son bâton en premier ?
Pour ce qui est du sens apparent, la réponse est claire et nous l’avons exposé plus tôt. Dans ce combat contre les sorciers, il était tactiquement meilleur pour saydina Musa de les laisser agir en premier, pour les vaincre à leur propre jeu ensuite et montrer la supériorité du miracle divin sur la sorcellerie.
Le sens profond va plus loin.
En disant « Jetez plutôt », nous allons expliquer comment le Prophète Musa – paix sur lui – a manifesté sa réalité prophétique, son suivi de la sunnah de saydina Muhammad ﷺ, et a donné un exemple à suivre pour tous les musulmans qui veulent appeler à Allah.
Les bâtons des sorciers « parurent ramper par l’effet de leur magie », semblables à des serpents en apparence.
Le bâton de Musa lui s’est réellement transformé en un serpent.
Dans la symbolique soufie, le serpent désigne la nafs.
Le duel n’était pas un duel de magie ou de sorcellerie. C’était un duel de nafs. Un combat où les deux camps allaient dévoiler la réalité de leur âme, et le vainqueur allait être celui qui avait la meilleure nafs.
Les sorciers ont dévoilé leur réalité en premier. Ils ont montré l’état de leur âme et leur infériorité par rapport à celle de Musa – paix sur lui – qui elle était pure et réalisée. Un vrai serpent, tandis que les sorciers n’ont pu qu’essayer d’imiter l’âme véritable, en feignant de ressembler à un serpent.
En disant « Jetez plutôt », sidna Musa – paix sur lui – a signifié “dévoilez la réalité de votre âme, et je vous montrerai à quel point la mienne est supérieure par sa pureté et sa nature prophétique”.
Son âme, manifestée par un vrai serpent, a alors dévoré celles des sorciers, les mettant devant la réalité qu’il n’y a qu’une seule âme véritable, qu’un seul Homme vivant qui est l’Homme de son temps, et que ce qu’ils prenaient pour leur âme n’était qu’une illusion destinée à se fondre dans celle du Prophète de leur époque qu’Allah ﷻ a voulu qu’ils suivent.
Ou plutôt, c’est les sorciers en premier qui ont montré à Musa – paix sur lui – qu’ils cherchaient au fond le Serpent de leur époque, et il n’a fait que répondre à l’appel qu’ils venaient de faire.
C’est là le plus grand avantage de laisser l’autre parler en premier.
Quand le musulman veut appeler à Allah, il doit s’efforcer de suivre cet exemple. Il doit laisser l’autre parler, afin qu’il lui dévoile la réalité de sa nafs, et répondre selon celle-ci.
Celui qui jette son bâton en premier, celui qui parle en premier, dévoile ce qu’il a dans son cœur.
Il dévoile ce qu’il cherche, il dévoile ses doutes, ses désirs, ses craintes, ses objectifs, ses expériences.
Le croyant qui à la Lumière dans son cœur, a en réalité pour nafs un Serpent qui est une extension de l’âme prophétique. Il peut alors à son tour jeter son bâton (parler et exposer la Vérité), dévoiler ce Serpent (en montrant par sa réponse qu’il a la Lumière), et dévorer le bâton de son interlocuteur (en répondant spécifiquement à sa nafs).
Le croyant peut alors suivre la parole de sidna Ali – Qu’Allâh anoblisse sa face – quand il a dit “Parlez aux gens selon ce qu’ils peuvent comprendre.”
C’est uniquement en suivant l’exemple de Musa – paix sur lui – en laissant l’autre parler en premier et dévoiler son âme, que le croyant peut alors donner la juste réponse que son interlocuteur attend au fond de lui.
Plutôt que d’appeler les gens à Allah, le croyant fait mieux de répondre à l’appel des Hommes, qui appellent tous à l’aide en leur for intérieur tant qu’ils ne sont pas sur la Vérité, tant qu’ils n’ont pas trouvé le Serpent capable de dévorer leur âme et l’éteindre dans la Lumière d’Allah.
Hatim Laarabi