بسم الله الرحمن الرحيم
و الصلاة و السلام على أشرف المرسلين
و على اله و اصحابه أجمعين

La question peut légitimement se poser, et elle l’est par de nombreuses personnes. Beaucoup de nos frères et sœurs de la communauté se demandent : « Mais qu’est-ce que peut bien m’apporter le fait de cheminer dans une tariqa ? » Ils se disent : « Il y a en effet un programme de dhikr, mais moi aussi j’en ai un, et il est en plus reconnu par de nombreux savants. Il y a des assises, mais moi aussi je vais à des assises. Il y a des enseignements, mais moi aussi j’écoute nombreux savants et prédicateurs. Il y a des « secrets », mais moi aussi je ne cesse de découvrir et comprendre de nouvelles choses. »

C’est ce que peuvent se dire nombre de musulmans. Les gens estiment avoir autour d’eux les clefs pour cheminer, et cela en toute liberté. Là où le climat d’une tariqa semble plus stricte, plus contraignant et plus renfermé, eux se sentent à la fois nourris spirituellement et libres de se tourner tantôt vers les uns, tantôt vers les autres, et de jouir comme cela de multiples points de vue. C’est ce que certains soufis ont appelé – non pas sans une certaine ironie – : le tourisme spirituel. C’est très en vogue, et cela semble parfaitement bien taillé pour notre époque individualiste, ou chacun veut jouir de sa propre liberté, s’affranchir de la lourdeur des autorités. Nous n’avons jamais vu une époque où les gens ont autant besoin de se libérer de certains jougs, y compris celui des savants. L’ignorant ou le jeune étudiant s’autorise désormais à avoir un avis ! Les gens du commun sont devenus juges de l’élite communautaire. Et même pour les plus bienveillants d’entre nos frères et sœurs, qui respectent tous les savants, prédicateurs et multiples avis… Comment pourraient-ils véritablement avancer de la sorte ?

C’est ce que nous appelons « le cheminement circulaire ». Pourquoi circulaire ? parce que le « cheminant » croit qu’il est sur un chemin qui est le chemin prophétique, car il n’y trouve que des « Allah a dit, son Prophète ﷺ a dit », avec les avis des plus grands savants. Mais en réalité, il ne fait que tourner en rond ! Où mène le tourisme spirituel ? Ce tourisme reste terrestre, attaché à l’âme et à la terre : il n’est pas céleste. Alors que le musulman s’imagine être plus enrichi par ce papillonnage entre différents savants et saints, à travers différentes assises et ouvrages de référence, il ne fait que se leurrer. Il prend sa science d’un arbre sec qui ne peut lui donner des fruits personnels au niveau de l’élévation de l’âme. La pratique va évoluer, la pensée, le savoir, la sagesse : tout semble évoluer ! Mais au fond, rien ne bouge. La raison de cela est simple, le cheminement du musulman se base sur des principes immuables. Le cheminement du musulman est particulier, unique en son efficacité, singulier en sa forme, et sa compréhension réside dans la réunion des cheminements des différents Prophètes. Le cheminement du musulman doit se faire tout d’abord vers al-iman et par al-iman. Al-iman est le bouraq du musulman. Le Prophète ﷺa chevauché al-bouraq de La Mecque à Jérusalem et de Jérusalem à travers les sept cieux, jusqu’au sidrat al-muntaha (Lotus de la limite). Le musulman devra rechercher tout d’abord un iman qui ne vient pas de lui, un iman qui ne vient pas des assises de ‘aqida, mais de son Seigneur, comme le bouraq fut la monture accordée par Allah -exalté soit-Il – à notre Prophète ﷺ. Le Prophète ﷺ chemina ensuite vers les Prophètes, jusqu’à diriger leur prière au masjid al-Aqsa, puis par les stations des Prophètes, car chaque ciel est habité par l’un d’eux, représentant un degré de réalisation de l’âme se dirigeant vers la pureté de l’Esprit. Alors que le musulman va de prédicateur en prédicateur, de shaykh en shaykh, le cheminant trouve un Shaykh qui le fait s’élever à travers les réalités des différents Prophètes, dans un cheminement réalisé par le Bien-Aimé ﷺ lui-même, par une élévation certaine dans les différentes stations de l’âme. On pourrait alors nous rétorquer : « Mais les savants sont les héritiers des Prophètes, les écouter est donc comme cheminer par la station des Prophètes. » Tout d’abord, tout savant ne mérite pas le statut d’héritier spirituel du Prophète ﷺ. Il peut être un héritier de la science de la lecture du Coran, du fiqh, etc. Mais seul le Shaykh éducateur et héritier complet (kamil) mohamedien peut faire cheminer à travers les stations des Prophètes. Ce secret du cheminement se cache dans les sens ésotériques du Coran et les différents cheminements de ces Prophètes. Le Shaykh authentique les fait vivre à ses disciples. Et là, on pourrait nous dire qu’il suffit de suivre des cours de sira ou d’histoires des différents Prophètes avec un shaykh qualifié pour comprendre leurs vies, leurs stations et ce qu’on doit en retirer comme sagesses. Si c’était aussi facile, tous les Prophètes – paix sur eux – auraient mené l‘ensemble de leur communauté au plus haut degré de réalisation spirituelle. Mais les faits sont là, même parmi ceux qui vivaient avec un Prophète et l’accompagnaient, il y a ceux qui ont excellé dans le suivi et qui devinrent des sources de lumière, et il y a une multitude de degrés entre ceux-là et les derniers d’entre eux.

Avoir un avis : une chimère à laquelle on s’attache !

L’âme aime avoir un avis… Elle adore ça ! C’est ce qui la fait se sentir importante, existante, perspicace, intelligente et bien informée. Mais ce n’est pas cette méthode qui fut appliquée aux compagnons. Il y avait un rapport transcendant entre le compagnon et le Prophète ﷺ. Ce qui venait du Prophète ﷺ transcendait tout avis personnel du compagnon ! Et le compagnon ne mettait pas à côté de la parole du Prophète ﷺ d’autres paroles, d’autres avis. Il respectait l’avis de celui qui était son maître éducateur en plus d’être le Prophète communautaire. Désormais, le musulman écoute l’avis shafiite, hanbalite, malikite, hanafite… et il choisit. Parfois même, il ne trouve rien de satisfaisant dans ces avis-là, alors il choisit un autre avis, « collant mieux avec le contexte actuel ». Même lorsqu’on lui donne quatre shaykhs (les quatre imams), il trouve le moyen de se dédouaner de leur avis pour aller trouver le sien. Ces maux-là, nous les connaissons, car nous les vivons et nous les voyons. Et ce n’est pas sous le point de vue juridique que nous déplorons cette attitude, car cela n’est pas notre domaine. Les répercussions spirituelles du non-suivi d’un avis unique imposé à la nafs sont une arme de destruction massive pour l’ego qui se rebelle. La question que chacun devrait se poser : « Mais qui es-tu pour avoir un avis ? » Spirituellement, avoir raison ne rajoute rien, si ce n’est dans ce qui concerne la Voie et qui permet de pratiquer et avancer. Mais, avoir raison ou avoir tort n’est pas le plus important. Le plus important, c’est la manière dont se comporte l’âme face à la masse des avis, informations, commentaires et explications du corpus religieux musulman. Cette masse est pour l’âme comme un parc d’attractions pour les enfants. Elle vogue à droite, à gauche, sans jamais effleurer la vérité, car même si elle la trouvait dans un de ces avis, elle ne saurait lui reconnaître sa valeur.

Avoir un Shaykh est-il infantilisant ?

Le fait d’avoir un Shaykh semble infantilisant pour nombre de musulmans. Et il semble encore plus difficile pour les plus éminents d’entre eux, les savants, qui ont tout autant besoin des maîtres éducateurs que la masse de la communauté. Ce passage est pourtant indispensable. Comment une âme peut-elle se considérer comme adulte alors qu’elle n’est pas passée par les différentes phases de son éducation ? L’ensemble des hommes n’ayant pas reçu une éducation de l’âme ont par définition une âme qui n’a pas évolué. Ce qui fait grandir l’âme, c’est sa découverte d’elle-même, d’une manière unique qu’est celle du cheminement. Alors oui, suivre et se taire ressemble un peu au comportement d’enfants modèles avec leurs parents. Mais c’est exactement ce que le Coran nous enseigne dans la sourate al-Kahf, lorsqu’al-Khidr demande à Moussa – paix sur eux – de le suivre… mais de ne surtout pas le questionner ! Il lui demande de patienter et observer, un peu comme un enfant, car dans ce moment-là, tu es comme le fils qui accompagne son père et qui doit se taire et observer pour espérer comprendre. Les réponses viennent ensuite. Tu auras tes réponses, mais accepte de suivre, d’admettre que tu as besoin de la personne que tu prends comme guide, et que ce guide fera de ton âme une âme adulte, sage, éclairée et satisfaite en toute situation de son Seigneur.

Allah – exalté soit-Il – a révélé : « Ils trouvèrent l’un de Nos serviteurs à qui Nous avions donné une grâce, de Notre part, et à qui Nous avions enseigné une science émanant de Nous. Moussa lui dit : « Puis-je te suivre, à la condition que tu m’apprennes de ce qu’on t’a appris concernant une bonne direction ?  » [L’autre] dit : « Vraiment, tu ne pourras jamais être patient avec moi.Comment endurerais-tu des choses que tu n’embrasses pas par ta connaissance ? « . [Moussa] lui dit : « Si Allah veut, tu me trouveras patient ; et je ne désobéirai à aucun de tes ordres ». « Si tu me suis, dit [l’autre,] ne m’interroge sur rien tant que je ne t’en aurai pas fait mention ». Alors les deux partirent. Et après qu’ils furent montés sur un bateau, l’homme y fit une brèche. [Moussa] lui dit : « Est-ce pour noyer ses occupants que tu l’as ébréché ? Tu as commis, certes, une chose monstrueuse !  » [L’autre] répondit : « N’ai-je pas dit que tu ne pourrais pas garder patience en ma compagnie ?  » « Ne t’en prends pas à moi, dit [Moussa,] pour un oubli de ma part ; et ne m’impose pas de grande difficulté dans mon affaire ». Puis ils partirent tous deux ; et quand ils eurent rencontré un enfant, [l’homme] le tua. Alors [Moussa] lui dit : « As-tu tué un être innocent, qui n’a tué personne ? Tu as commis certes, une chose affreuse ! « [L’autre] lui dit : « Ne t’ai-je pas dit que tu ne pourrais pas garder patience en ma compagnie ?  » « Si, après cela, je t’interroge sur quoi que ce soit, dit [Moussa,] alors ne m’accompagne plus. Tu seras alors excusé de te séparer de moi ». Ils partirent donc tous deux ; et quand ils furent arrivés à un village habité, ils demandèrent à manger à ses habitants ; mais ceux-ci refusèrent de leur donner l’hospitalité. Ensuite, ils y trouvèrent un mur sur le point de s’écrouler. L’homme le redressa. Alors [Moussa] lui dit : « Si tu voulais, tu aurais bien pu réclamer pour cela un salaire ». « Ceci [marque] la séparation entre toi et moi, dit [l’homme,] Je vais t’apprendre l’interprétation de ce que tu n’as pu supporter avec patience. » [1]

Ce passage nous montre que ce qui cause la rupture entre le disciple et son Shaykh, c’est le manque de patience et d’obéissance.  Si cela parvient à couper le lien entre un disciple qui fut un Prophète et son Shaykh, il faut comprendre à quel point cela est plus présent chez nous, simples musulmans. Avant même d’avoir rencontré le Shaykh, nous avons perdu patience et n’avons voulu ni nous soumettre à ses avis – pourtant venant d’Allah – ni patienter dans l’éducation de notre âme. C’est sur cela que l’âme ne patiente pas ! Le fait de reconnaître qu’elle a encore besoin de grandir et qu’elle n’est pas si évoluée qu’elle aimerait qu’il soit.

Moussa – paix sur lui – demande l’autorisation de suivre à condition que le Shaykh lui enseigne ce qu’il sait et que lui ne sait pas, bien qu’il soit un Prophète. Sa science concerne sa fonction d’Envoyé, et il a voulu obtenir une science qui lui était jusque-là cachée. Ceci doit retenir l’attention du musulman sur deux choses essentielles. La première, c’est que le Shaykh doit faire don d’une science particulière, c’est la preuve qu’il est un vrai Shaykh. La seconde, c’est de toujours rechercher la science qui nous fait défaut, celle qui est la plus difficile à trouver et qui transcende la raison. Savez-vous comment toute cette histoire à commencer ? Sayiduna Moussa – paix sur lui – avait affirmé être le plus savant parmi les gens, et Allah – exalté soit-Il – lui a reproché et lui a indiqué que se trouvait au confluent des deux mers un homme plus savant que lui. Que fut la réaction de Sayiduna Moussa ? « Ô Seigneur, comment le retrouver ? » C’est ainsi que réagit un Prophète et Messager ! Si quelqu’un est plus savant que lui, il veut se soumettre et prendre de sa science pour se rapprocher d’Allah – exalté soit-Il -, même si cette quête l’engage dans un long et difficile périple. Et si cette information nous est parvenue, c’est pour en faire bon usage ! Nous devons, quant à nous, non pas rechercher celui qui est plus savant que nous, car la liste risquerait d’être longue, mais l’homme le plus savant du temps ! C’est ainsi que devrait réfléchir le musulman à la lecture de cette histoire de Sayiduna Moussa. C’est ainsi que le grand pôle spirituel, l’imam ash-Shadhili – qu’Allah l’agrée – a agi ! Il n’a pas cherché un « petit shaykh » ou ne s’est pas contenté des multiples maîtres qui existaient autour de lui. Il est plutôt parti, du Maroc à l’Iraq, puis de l’Iraq au Maroc, afin de chercher l’homme le plus élevé spirituellement de son temps. Et ce n’est pas là une marque d’orgueil que de rechercher le meilleur pour son éducation spirituelle. Certains continuent de penser qu’ils ne méritent pas le meilleur Shaykh. Ils se disent qu’ils sont tellement loin spirituellement qu’un shaykh reconnu parmi les shouyoukh leur suffira amplement. Mais ce n’est pas comme cela que fonctionne l’éducation spirituelle. Le musulman doit respecter pleinement l’âme qu’Allah – exalté soit-Il – lui a donnée. Il doit vouloir le meilleur pour elle : c’est cela respecter la sacralité de la vie ! Chaque musulman conscient devrait donc rechercher le Khidr de son temps, celui qui est le plus savant et qui par son suivi enseigne une science émanant d’Allah.

Savez-vous ce que dit le Prophète ﷺ à propos de ce passage coranique ? Il dit : « Nous aurions aimé que Moussa soit patient, Allah nous aurait informés à propos de leurs échanges. » Ces propos sont rapportés dans l’authentique d’al-Boukhari et ne sont point sujets au doute quant à leur authenticité. Pourquoi le Prophète ﷺ aurait aimé que Moussa soit patient ? Afin que l’information de cette science cachée parvienne à sa communauté. Ce n’est pas pour lui, il a obtenu la science des premiers et des derniers, mais dans notre intérêt ! Il aurait aimé qu’Allah nous informe à ce sujet. Mais la Volonté divine fut tout autre, ce qui était caché au temps de Moussa – paix sur lui – devra rester occulté, sauf pour ceux qui suivront ce chemin moussawi du suivi et de l’éducation spirituelle. Lorsque le musulman apprend que le Prophète ﷺ en voulait davantage pour sa communauté dans ce domaine, il devrait comprendre qu’en cela se trouve pour lui un grand secret, qui ne se cache dans aucune autre science que celle se prenant par le suivi d’un homme unique.

Maintenant que cela est dit, nous pouvons affirmer qu’il n’y a aucune commune mesure entre le cheminement par le suivi d’un Shaykh et le bricolage spirituel que nous offre la masse des différents shouyoukh et prédicateurs autour de nous. Et cela ne revient pas à rabaisser ce magnifique travail qui est fait de leur part. C’est la méthodologie du « suiveur » – pour ne pas dire consommateur – qui est le plus gros problème dans cette démarche. Il faut comprendre depuis quel endroit nous parlons, quelle est notre réalité et d’où vient la teneur de notre discours. Si nous sommes disciples aujourd’hui, nous ne sommes pas nés disciples et nous avons connu ce « cheminement musulman » à la source de différents groupes, savants, et avec une activité religieuse soutenue. Nous connaissons les deux côtés de la barrière. Nous avons pu, par expérience vécue et par expertise personnelle, voir la différence entre ces deux mondes, sans jamais dénigrer l’un ou l’autre : le but est simplement de donner le maximum de clefs à ceux qui se posent encore sincèrement toutes ces questions.

Mais nous l’affirmons sans détour, quand bien même le musulman parviendrait aux cimes de la science, qu’il parvenait à devenir un docteur en sciences religieuses, voire une référence dans son domaine, celui vers qui les gens se tournent pour leurs questions, il resterait spirituellement en-dessous de quiconque a accompagné un Shaykh éducateur. Et cela n’est le cas que parce que chaque science a ses codes ! Nous pourrions dire la même chose de celui qui a lu toute une bibliothèque de livres de fiqh. Il ne sera jamais autant une référence en fiqh que celui qui a été éduqué par des juristes. Dans la spiritualité, ne fait aucune commune mesure le fait de suivre un Shaykh pleinement réalisé avec le fait de multiplier les pratiques dans divers groupes, ou même, dans un groupe unique.


[1] Coran : sourate 18 ; verset 65 à 78.

©️ Article proposé par le disciple Louis Mazué.